mercredi 10 octobre 2012

Edward Hopper : Nighthawks par Marc Dugain (L'Express)

Rarement un peintre a tant inspiré la littérature, le cinéma ou la photographie. Alors que s'ouvre une impressionnante rétrospective de son oeuvre au Grand Palais, L'Express a demandé à six écrivains d'imaginer une nouvelle à partir de l'un des tableaux du maître américain. Voici Nighthawks par Marc Dugain. 

Par Marc Dugain (L'Express), publié le 10/10/2012 à 11:13, mis à jour à 11:14





Parfois la solitude vous pousse vers les autres, même si ce n'est pas votre nature. Ma femme m'a quitté il y a un an au prétexte qu'elle s'ennuyait avec moi. Je le savais depuis le début de notre mariage, qu'elle s'ennuierait un jour avec moi. Cela a pris plus longtemps que je ne le pensais. Ce qui nous liait, il faut bien le dire, c'était notre fils. Maintenant qu'il est porté disparu dans le Pacifique, elle est partie. Ma femme n'était pas très intelligente. J'imagine que, dans son esprit simple, elle a dû penser que partir lui ramènerait notre fils. Un genre de superstition si on peut dire. Elle ne me manque pas pour être tout à fait honnête.

Je travaille dans un cabinet de courtage en assurances sur la 57e et Lexington. En hiver, quand le jour s'est fait la belle depuis un bon moment, je m'arrête là pour me jeter deux ou trois verres avant de rentrer me coucher sans dîner car, depuis que ma femme m'a quitté, je ne dîne plus. Je ne dors pas non plus parce que les deux ou trois verres que je prends ici me ramonent l'oesophage une bonne partie de la nuit. Mon médecin m'a dit d'arrêter de boire et de fumer. "Et pourquoi pas arrêter de vivre ?" je lui ai répondu. Vous dire que la rousse ne me fait pas un peu d'effet, ce serait mentir. On ne peut pas dire qu'elle soit belle, mais quelque chose émane d'elle aussitôt tempéré par le sentiment qu'elle doit être compliquée. J'ai eu une maîtresse qui lui ressemblait. Elle se débarrassait vite fait de votre attrait pour son corps et ensuite elle parlait à n'en plus finir de tout ce qui la préoccupait, quand on sait qu'elle entretenait ses soucis comme un jardin anglais. A la fin, j'en ai eu marre de faire l'amour avec elle une fois de temps en temps et de devoir supporter en échange ses longues plaintes sur le monde. A mon avis, le type qui est à côté d'elle en est là. Ils ne se touchent pas la main, car le désir est passé, et maintenant il doit se colleter la mélancolie de la belle.

Je suis bien heureux d'être seul, au fond. A les voir ainsi, on peut s'imaginer plein de choses excitantes sur leur compte, mais moi, je sais que ce genre d'histoires finit toujours de la même façon. On sombre dans l'ennui, voilà la vérité. Il n'a pas l'air drôle, lui non plus. Je l'étais plus que cela à une certaine époque, je veux dire quand je trompais ma femme avant qu'elle me quitte, si pour sûr, j'étais plus drôle que cela. Elle a au moins une qualité, cette femme, elle parle doucement. Mais elle est persuadée de l'importance de sa petite vie, je vous le dis d'expérience. Quand ces deux-là seront partis, je quitterai le bar. Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être pour ne pas me re- trouver tout seul avec le barman qui ne dit jamais rien et qui regarde à travers la grande baie vitrée comme s'il voyait la mer. Si au moins il voyait mon fils dans cette mer... S'il revient, mon fils, je lui par- lerai, pas de doute, cette fois, je lui parlerai.

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