jeudi 4 octobre 2012

Quand Hopper fait son cinéma (Le Point)

Paris accueille une rétrospective de l'oeuvre d'Edward Hopper. Grand cinéphile, il inspira aussi les cinéastes. 

Par Florence Colombani et Brigitte Hernandez, Le Point, le 4 octobre 2012

    "Quand Hopper n'arrivait pas à peindre, raconte le cinéaste Wim Wenders, il allait au cinéma, souvent chaque jour, pendant plusieurs semaines." Pour le tableau New York Movie, où se tient, songeuse, une ouvreuse adossée à un mur, le peintre aurait réuni quatre salles new-yorkaises, les visitant chacune de nombreuses fois, exécutant plus d'une cinquantaine de croquis au crayon. D'après sa femme, Jo, son modèle favori et grande prêtresse de l'oeuvre de son époux, il serait retourné à plusieurs reprises dans les salles pour étudier le pli du rideau de l'entrée et les reflets des éclairages sur les sièges. Edward Hopper aimait le cinéma, et le cinéma le lui rendait bien.

Influencés par l'atmosphère si particulière de ses toiles, bien des réalisateurs - l'Anglais Hitchcock, l'Allemand Wenders, l'Italien Antonioni ou les Américains Robert Siodmak, George Stevens, David Lynch, Terrence Malick, Paul Thomas Anderson, Todd Haynes - ont puisé dans cet extraordinaire puits de lumière de la psyché de Hopper. Ses personnages sont solitaires, jamais en mouvement, presque statufiés, dégageant une impression de destin manqué, marquant une attente, une désaffection, presque une impuissance, tous pris dans un faisceau lumineux qui rappelle les clairs-obscurs des films noirs ou les couleurs tranchées des grands films où la nature ne fait que tolérer l'homme.


La très expressive Maison près de la voie ­ferrée (1925) inspira Alfred Hitch­cock pour Psychose (1960), mais aussi ­Terrence Malick, qui, dans Les moissons du ciel (1978), en fait le cadre d'une manipulation perverse et tragique.

L'âge d'or

Mais, avant d'imprégner le cinéma de sa palette, Hopper a lui aussi été travaillé par le cinéma. "La lumière telle que Hopper la traitait rappelle les éclairages zénithaux des débuts du cinéma, explique Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèque suisse. Ses ombres portées appartiennent au vocabulaire cinématographique. Ses tableaux ressemblent à des plans qui saisissent les personnages à un moment précis entre l'avant et l'après, comme si le peintre était monté sur une grue de travelling, se hissant à leur hauteur dans l'appartement."

Du début de sa carrière avec des gravures comme Ombres, la nuit, en 1921, jusqu'à sa dernière toile, Deux comédiens, de 1966, Edward Hopper n'a cessé de mettre en scène. Il a peint ses tableaux durant l'âge d'or du cinéma américain. "Chaque tableau pourrait être un nouveau chapitre de l'histoire du cinéma américain", dit encore Wenders, fan absolu qui découpa les pages d'un livre des oeuvres de Hopper pour les donner à son chef opérateur en lui disant : "C'est cela que je veux." Et cela, c'étaient les routes longues et désertes de l'Amérique, les hommes au visage cabossé par la vie.

Hopper "filme" l'incommunicabilité au sein du couple, comme plus tard Antonioni, la solitude des femmes qui tournent le dos à leur mari, la solitude des hommes attendant sur le perron de la maison. Jo Hopper commentait ainsi un tableau d'Edward : "C'est comme nous. Je regarde la mer. Il regarde les collines. Et quand nous nous croisons, des disputes." Le peintre éclaire non pas la pauvreté ou la faim physique, mais le tourment moral de l'humain, un humain métaphysique.


Maître du voyeurisme, Hitchcock entretient avec Hopper une véritable affinité élective. À gauche : Fenêtres, la nuit (1928). À droite : Fenêtre sur cour (1954).

Univers de la tension

Dans Automat (Cafétéria, 1927), une femme, seule face à sa tasse de café dans ces nouveaux endroits à la mode, annonce la déchirure des personnages du romancier Richard Yates ou de l'héroïne de Todd Haynes dans Loin du paradis. Nul optimisme américain avec lui. Parfois, la flamboyance des couleurs des paysages du bord de mer à Cape Cod, où vécurent les Hopper, ne fait que renforcer l'isolement des uns et des autres, même et surtout lorsqu'ils font face au soleil.

Les personnages attendent tous quelque chose ou quelqu'un et, dans ce moment suspendu, extrêmement cinématographique, le monde ne tourne pas rond. L'historien de l'art Emmanuel Pernoud parle d'"un univers de la tension". Et qu'est-ce que la tension au cinéma si ce n'est le suspense ? Lorsqu'on lui demandait de parler de son oeuvre, Hopper le taiseux, le solitaire, l'architecte qu'il n'a pas pu devenir, l'ancien illustrateur de presse, répondait après un long silence : "Renoir disait : Mes tableaux ne parlent que de moi." Et de milliers d'autres moi.

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