lundi 8 octobre 2012

Alain Cueff: «Un peintre qui se méfie des émotions» (Le Figaro)

INTERVIEW- Historien de l'art, Alain Cueff publie Edward Hopper. Entractes (Flammarion), qui est à la fois un portrait de l'artiste américain, une analyse originale de son œuvre et une enquête sur son influence. Tout amateur d'art se doit de posséder ce livre dans sa bibliothèque.

    LE FIGARO. - On présente souvent Hopper comme le peintre de l'Amérique. Peut-on le résumer à cela?

    Alain CUEFF. -Hopper est l'héritier d'une tradition réaliste américaine qui doit beaucoup à des peintres de la fin du XIXe siècle comme Thomas Eakins ou Winslow Homer. Mais il s'est aussi largement inspiré d'Édouard Manet et d'Edgar Degas, pour s'en tenir à deux artistes français qu'il a pu admirer au cours de ses séjours parisiens dans les années 1910. Il trouve ses sujets dans l'Amérique de son temps, les traite avec une économie remarquable, mais il forge sa vision sous un horizon bien plus vaste. Il est avant tout un peintre des temps modernes, en grande partie façonnés par l'Amérique, des temps qui sont aussi les nôtres.

    Néanmoins, il a beaucoup influencé notre vision des États-Unis. Aurait-elle été différente sans lui?

    Il a laissé à d'autres le soin d'exalter une nation héroïque et triomphante, et s'est aussi détourné du pittoresque et des visions grandioses de New York qui caractérisaient l'art de ses aînés. Il a préféré s'intéresser à la société anonyme de l'Amérique, celle d'individus ordinaires égarés dans les passages construits pour eux: appartements et hôtels sans qualités, bureaux et bars ordinaires, théâtres aux décors surannés, banlieues pratiquement désertes. En même temps, il a dépeint ce quotidien si banal avec une distance qui en fait ressortir le caractère dramatique.

    On a également fait de lui un pape de l'existentialisme. N'est-ce pas là aussi réducteur?

    Très tôt, la critique a privilégié dans son œuvre les thèmes de la solitude, de l'aliénation, de la mélancolie, du désarroi d'individus qui apparaissent en effet hébétés, comme privés de destin, prisonniers de gestes sans conclusion possible. Hopper lui-même a regretté cette lecture qui n'est pas entièrement fausse mais qui tourne parfois à la caricature. Son point de vue intègre aussi une ironie, un humour parfois sarcastique. Ce serait dommage de passer à côté de cet aspect.

    Qu'expriment les personnages de ses tableaux?

    Hopper évitait soigneusement de leur prêter une quelconque psychologie et de les enfermer dans des anecdotes. Presque tous les protagonistes de son théâtre offrent des visages fermés, très peu détaillés. Et vous n'en croiserez jamais le regard, sauf le sien, dans l'Autoportrait de 1925-30, et en 1957 celui d'une voyageuse dans un motel. Ils regardent toujours ailleurs, vers un lointain indéfinissable, parfois brutalement borné par le mur d'une cour. On a le sentiment, irrésistible, que les femmes - bien plus nombreuses que les hommes dans son œuvre - sont refermées sur elles-mêmes, absentes au monde qui les entoure.

    Vous qualifiez Hopper de «dernier puritain». Qu'entendez-vous par là?

    Le Dernier Puritain est le titre d'un roman de George Santayana que Hopper a lu très attentivement. Il indique un rapport critique à cette variante de l'esprit protestant qui a profondément marqué sa jeunesse, et qui se caractérise entre autres par un rapport frontal à la «dure réalité», pour reprendre le mot de l'un de ses amis, et par une certaine méfiance à l'égard des émotions, de la jouissance esthétique, des images. Méfiance qui pourtant n'est pas incompatible avec la fascination qu'elles exercent. C'est peut-être cette ambivalence qui explique la tension qui anime sa peinture et la force qui s'en dégage.

    Que symbolise la lumière dans ses tableaux? Dieu?

    Ce qui est frappant, c'est la géométrisation de la lumière naturelle quand elle se précipite par les fenêtres dans les intérieurs, sa visibilité en tant que telle, on pourrait même dire: son indépendance. Hopper n'est en rien un mystique: la lumière est celle du soleil et on peut difficilement la qualifier de divine.

    Son influence sur le cinéma est colossale. Hitchcock aurait-il existé sans Hopper?

    Il existe bon nombre de coïncidences troublantes entre le cinéma de l'un et la peinture de l'autre: des architectures, des situations, des cadrages. Et une même interrogation sur les conditions du voyeurisme - comme on le sait, cette question est au centre de Fenêtre sur cour, film qui peut être compris comme un commentaire sur l'œuvre du peintre, qui a beaucoup fréquenté les salles obscures dès l'époque du muet. Hitchcock, pour sa part, concevait son art en termes plastiques et cultivait un sens du détail si bien servi par le suspense haletant de ses scénarios.

    Quel tableau vous fascine le plus?

    L'un des derniers, Sun in an Empty Room, décor précaire où n'intervient aucune figure humaine et où triomphe la seule lumière. Un générique de fin.

    Edward Hopper. Entractes, d'Alain Cueff, 271 pages, 20 €, Éditions Flammarion.

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