lundi 8 octobre 2012

Edward Hopper ou l'envers du décor (Le Figaro)

Par Valérie Duponchelle, Le Figaro, le 08/10/2012

Nighthawks (détail) d'Edward Hopper. Crédits photo : © The Art Institute of Chicago

    C'est l'événement de la rentrée. Enfin, à Paris, une grande rétrospective - excellente - du peintre américain.

    Hopper ? Un grand taiseux se cache derrière ce nom champêtre qui fleure bon l'Amérique la plus wasp, la vallée de l'Hudson ­River peuplée de descendants de huguenots et de Hollandais d'où vient cet observateur-né, élevé dans la stricte morale baptiste. Sa légende se limite souvent à son patronyme et à quelques icônes qui ont traversé les cercles les plus érudits et le public le plus large. Le seul nom de Hopper évoque, en un flash, tout un monde clos de peinture nette, de nuit verte, d'architecture ensoleillée, de lumière crayeuse, de nus froids comme la pierre, de solitude sans fin, de silence. Edward Hopper est devenu synonyme de mélancolie à deux, de ville empoisonnée, de temps suspendu, de bizarrerie ordinaire.

    La rétrospective au Grand Palais lui rend sa chair, torturée et coupable, son apprentissage français, son goût du grand soleil, son esprit maniaque qui lui faisait annoter ses dessins préparatoires comme de vrais procès-verbaux, factuels et sans émoi (Edward Hopper, de l'œuvre au croquis, Éditions Prisma). Le beau portrait qu'en fit son compatriote le photographe Arnold Newman, dans son atelier à New York en novembre 1941, le transforme ipso facto en un de ses personnages tristes, costume et cravate sombres de deuil, cigarette comme seul péché flagrant, regard perdu vers un coin hors cadre. Quand Hopper peint son Autoportrait, entre 1925 et 1930, sur fond gris clair, la couleur intense de sa chemise - ce bleu atlantique qu'il affectionne - renvoie au bleu de ses yeux de lointain Européen. Son visage bonhomme rappelle alors, par sa bonne mine, celui de Jean Renoir, cinéaste de La Règle du jeu, «drame gai»de 1939.

    Paradis perdu


    Ce drôle de petit tableau presque campagnard ouvre la partie majestueuse de la rétrospective où se succèdent les icônes de Hopper, Nighthawks , Morning Sun, Hotel Room, presque toutes au rendez-vous de Paris. «Il y a deux fois plus d'œuvres ici qu'à l'exposition de Madrid», se félicite le commissaire Didier Ottinger, qui a su rendre à la peinture de Hopper, trop claire pour être limpide, sa force singulière et ses fréquentations bohèmes. Avec une belle intelligence et une scénographie enfin épurée, l'exposition reconstruit en une longue suite de tableaux, entrecoupée de petits salons d'aquarelles et de gravures, le cheminement de cet Américain parti à la recherche de l'art et de lui-même à Paris. Esprit différent, il dépassait là, dit-il, la simple idée du Grand Tour cher à Henry James et ses héros bien élevés. Question d'expérience personnelle, de regard obstiné, de travail et de prédestination.

    À l'été 2010, la Fondation de l'Hermitage, à Lausanne, avait déjà esquissé la méthode de Hopper en étudiant ses périodes parisiennes et en confrontant ses incroyables dessins préparatoires aux huiles finales. Au Grand Palais, voilà encore un Américain à Paris, mais il n'est plus seul. En 1906, le jeune étranger de 24 ans se rend au Salon d'automne. Un an auparavant, les fauves sont passés par là et ont changé le décor. Homme de l'Hudson River et des larges fleuves du Nouveau Monde, Hopper regarde la Seine, ses péniches lourdes, ses quais industrieux, le Louvre, ses façades noires et ses statues grises, et leur peintre au flou post-impressionniste, Albert Marquet. Il affectionne les rues étroites, l'horizon plat de la vieille ville sauvée par l'objectif d'Eugène Atget, zoome sur les places vues d'en haut de Pissarro et se concentre sur les escaliers sombres du vieux Saint-Germain-des-Prés (Stair-way at 48 rue de Lille, petite huile sur bois déjà très Hopper, 1906).

    Et la chair ? Voilà un peintre qui regarde la tradition hollandaise du siècle d'or, les femmes statuesques en leurs intérieurs bien rangés, mais aussi Vallotton (Femme nue se regardant dans une psyché), Degas et tout le théâtre de la vie. Il voit, mais garde son quant-à-soi, l'art d'une certaine distance. Quand il retourne en Amérique, cet esprit plein d'Europe et d'avant-garde ne tombe pas dans la célébration des temps modernes, de ses buildings, de son culte de la consommation et autres vices urbains, analyse Didier Ottinger. La ville maléfique contre la quiétude de l'Amérique originelle? Il y a de l'Enfer et du Paradis perdu dans ce contraste sourd que l'on ressent presque toujours devant Hopper, de Morning in a City (1944) à People in the Sun, 1960, de Sea Watchers (1952) au merveilleux Gas (1940). Le doux et le menaçant s'entremêlent dans ces compositions de plus en plus géométriques où la couleur apporte la vie, par blocs. La ­lumière crue si particulière de New York blanchit les corps jusqu'au vert, mais fait rosir la pierre, comme la peau douce.

«Edward Hopper», du 10 octobre au 28 janvier, Grand Palais, Paris VIIIe. Catalogue RMN-GP, 45 €. www.grandpalais.fr

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