mercredi 10 octobre 2012

Ciel élastique, par Dominique Sylvain (L'Express)

A l'occasion de la rétrospective consacrée à Edward Hopper au Grand Palais, L'Express a demandé à six écrivains d'écrire une nouvelle sur un des tableaux du peintre américain. Dominique Sylvain (Le Roi lézard) a choisi de raconter l'histoire d'Eleonore, la femme à la fenêtre de Morning Sun (1952), dans Ciel élastique.

Par Dominique Sylvain (L'Express), publié le 10/10/2012

Morning Sun (1952), Edward Hopper.

L'automne, rouge comme l'immeuble d'en face. Le soleil l'insulte. Dans une semaine, elle aura 55 ans. Le ciel est une mer élastique, elle, un siphon d'évier. Le bonheur a coulé, ne sont restés que les débris, les calcifications du passé. Depuis hier, elle n'a plus d'adresse. L'hôtel domine la ville, c'est ce qu'elle voulait. Prendre de la hauteur, saisir une bribe de sens, si possible, mais ça ne fonctionne pas. Le monde s'élargit. Tout s'éloigne, lenteur de big bang. 

Eléonore. Elle n'a plus qu'un prénom, puisque Gabriel va lui reprendre son nom. Ils entrent dans les statistiques avec ces millions de couples qui implosent. Vitesse de big crunch.

Sa gorge est douloureuse, contractée. La caméra mentale longe les parois de l'oesophage et comptabilise les dégâts. Stries rougeâtres. Parois effritées. Elle s'est vue ce matin. Gueule boursouflée de noyée, lèvres atrophiées, masque de vieille. Et cette impossibilité à penser clairement. De petits serpents noirs luisants glissent entre ses tempes. Ils ont toujours été là, mais elle leur refusait le droit de danser.

Le ciel lui a collé le cul au drap. Ils sont engagés dans une compétition, à celui qui baissera les yeux le premier.

Chaleur.

Elle voudrait bouger, échapper à la tentation des nuages. La fenêtre est soudée, et alors? Monte sur le toit, Eléonore. Tu as déjà fait le premier pas en laissant frayer les serpents, encore un effort et tu seras soulagée. Mais les nuages sont des cons. Elle sait. Très bien. Qu'elle peut chercher encore une raison. Une possibilité.

Elle peut appeler sa mère, n'aura pas besoin d'expliquer beaucoup. Les parents sont divorcés eux aussi. Sa mère ne s'est jamais remariée et son haleine a l'odeur de l'amertume. Eléonore l'imagine au jardin. Chapeau de paille, mains calleuses et sa façon d'engueuler les pucerons. Elle parle seule, souvent, dit que c'est très sain. Les nuages se marrent.

Elle peut appeler Mary. Toujours prête à renverser mille seaux de bonté. Mary et sa vie merdique. Amants occasionnels et d'occasion, jobs sans intérêt, regrets comprimés d'enfant jamais né. Les gros bides des nuages tressautent tellement ils se marrent.

Elle entend Gabriel.

"Eléonore, dans le fond, tu ne penses qu'à toi. -C'est faux... -Ça va te paraître très con, mais je suis resté pour les enfants. Et maintenant, ils sont partis. C'était fini depuis longtemps mais là, c'est fini pour de bon."

Mathias, Noémie. Ils sont à l'université. Ils ressemblent à leur père, ses yeux noirs et sa beauté sévère. Sains et saufs, hors de portée des tourments de leurs parents. A condition de ne pas leur envoyer un drone. Pour eux, elle ne se laissera pas embobiner par les nuages.

Sa peau est brûlante. Ses yeux vont fumer et les poches gorgées de larmes fondront. Les serpents se fatiguent. Ils vont se regrouper en une boule compacte, facile à ranger. Peut-être.

On frappe. La porte s'entrouvre. L'employée de l'hôtel s'excuse. Peut-elle faire le ménage? 

Vous pouvez, pense Eléonore, et moi aussi.

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