mercredi 10 octobre 2012

Chambre d'hôtel, par Maylis de Kerangal (L'Express)

A l'occasion de la rétrospective consacrée à Edward Hopper au Grand Palais, L'Express a demandé à six écrivains d'imaginer une nouvelle à partir d'un des tableaux du peintre américain. Maylis de Kerangal (Tangente vers l'est) a choisi Hotel Room (1931) et conte l'histoire de cette Chambre d'hôtel.

Par Maylis de Kerangal (L'Express), publié le 10/10/2012

 Hotel Room (1931). Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid

Elle a poussé la porte avec ses valises, est entrée dans le noir, deux, trois pas, a posé ses bagages qui pesaient un âne mort, est retournée sur ses pas pour allumer l'interrupteur et a fermé la porte. Pivotant sur elle-même, elle a vu le lit, n'a vu que le lit, sur quoi elle a d'abord pensé s'étendre direct, tout habillée, ensuite d'un bras tendu contre le chambranle elle éteindrait la lumière et rideau, ce serait le sommeil -s'absenter de son existence pour quelques heures au moins-, mais quelque chose l'a retenue de basculer contre le drap si blanc, quelque chose d'intense et flou, sûrement l'idée qu'elle se fait d'elle-même -comme si s'écrouler sur le premier matelas comme un homme saoul, s'effondrer sans ôter son chapeau, ses souliers, sans même déboutonner son manteau, dormir dans ce corsage poisseux, ceinturée dans cette jupe qui lui comprime le ventre, non, quand même, elle n'en était pas là-, et alors elle s'est tenue, figée debout au beau milieu de la pièce, puis a embrayé lentement les gestes de la dignité: placer son chapeau en hauteur sur la commode, se déchausser -ses pieds si douloureux qu'elle n'aurait su dire s'ils étaient brûlants ou glacés-, se déshabiller, suspendre, plier ses affaires, le tout avec méthode, être machinale. Mais une fois en chemise, elle s'est arrêtée, plus rien ne s'enchaînant elle n'a pas trouvé la force d'aller plus loin, de se courber pour défaire ses valises, de sortir ses affaires de nuit, sa brosse, la petite boîte en fer où elle range le soir ses épingles à cheveux, et elle s'est assise sur le bord du lit.

Maintenant la nuit est tombée et elle est là, à moitié nue dans cette chambre banale où elle va dormir seule pour la première fois depuis si longtemps, et la fatigue, loin de rameuter séparément chacun de ses membres, chacun de ses os -omoplates raides, dos ankylosé, nuque brisée, et ces jambes lourdes comme lestées de plomb-, travaille son corps en une seule douleur, une flambée qui est un soulagement, et aussi une joie lente: ce qui est fait est fait -elle est partie ce matin quand tous dormaient dans la maison, elle a tout traversé, l'aube orangée, la grande cour, les aboiements des chiens, les maïs bleutés qui déjà craquaient, a parcouru sur 3 miles le chemin de terre, est montée dans le bus, un Greyhound à moitié vide, ignorant le chauffeur cauteleux et l'odeur de vinaigre, de sueur et de pieds, puis la gare et le premier train, la ville inconnue, la panique soudaine, le coeur qui se ramasse dans sa poitrine comme une pierre en fusion, la bouche sèche et les yeux qui s'affolent, le garçon de café qui l'aiguille d'une main rouge, et une fois franchie la réception de l'hôtel, merdique, trois étages clef en main, puis le corridor et la porte en pitchpin. Elle regarde maintenant la chambre autour d'elle, cette capsule anonyme où elle est à la fois seule au monde et au coeur du monde, cette chambre comme un sas où elle est désormais n'importe quelle femme. Dehors, la rue est déserte, les moteurs et les pas y résonnent comme dans le fond d'un canyon, elle consulte à présent les horaires des trains qui partiront demain matin, puisqu'il faut repartir.

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