mercredi 10 octobre 2012

Edward Hopper tel que vous l'ignoriez (Le Monde)

Par Philippe Dagen, Le Monde, le 10 octobre 2012


Pour son bonheur et son malheur, Edward Hopper (1882-1967) a peint en 1942 Nighthawks ("oiseaux de nuit") : une femme, deux hommes et le serveur dans un bar vivement éclairé, à un coin de rue. Son bonheur : la toile est devenue l'emblème de la ville et de la vie américaines, assurant à son auteur une célébrité définitive. Son malheur : il en est de Nighthawks comme de la Joconde pour Vinci. A force d'être reproduite entière ou recadrée à des millions d'exemplaires, d'être affichée à l'état de poster ou d'affiche dans des millions d'endroits, la toile a fini par recouvrir à peu près entièrement l'oeuvre, bien qu'elle soit très loin de la résumer.

Elle fait office de couverture au catalogue de sa rétrospective au Grand Palais. Sans doute fallait-il un "visuel" qui frappe. Mais le choix n'en est pas moins regrettable, car le propos de l'exposition est - à l'inverse de ce que cette image laisse craindre - de rendre à Hopper son ampleur et sa variété, de donner à voir des parties entières de son travail méconnues et de le situer dans une histoire de la peinture à moitié américaine, évidemment, mais aussi à moitié française en raison des séjours de l'artiste à Paris.

Ces trois buts sont atteints, et l'exposition est une réussite, bien construite dans ses choix et dont l'accrochage est d'une sobriété que les excès commis ailleurs actuellement ne rendent que plus précieuse. Ici, pas de rails au sol, ni de bruits de train ou de sirène enregistrés, ni de mannequin à l'effigie d'Humphrey Bogart dans Le Faucon maltais, qui sortit du reste un an avant Nighthawks.

La trajectoire d'Hopper n'en apparaît qu'avec plus de netteté. Elle commence par un talent précoce pour le dessin, puis c'est la New York School of Art, d'abord en classe d'illustration, puis en section "beaux-arts". Il y étudie avec Robert Henri, lui-même marqué par le réalisme européen, plutôt côté Courbet et Menzel que côté Manet. Il l'adapte à des sujets américains, principe qu'Hopper reprend vite à son compte mais dont il rafraîchit l'application en regardant de près l'impressionnisme, Degas, Pissarro et Renoir à Paris à partir de 1906.

Dans cette partie, les oeuvres d'Hopper sont justement confrontées à celles des Américains Henri, Eakins ou Bellows et des Européens Sickert, Vallotton ou Marquet. Whistler n'y aurait pas été inutile, d'autant qu'Hopper, entre 1915 et 1928, exécute une suite de gravures, aussi sèches et stylisées que celles de Whistler à Londres, marquant ses débuts à la première personne du singulier.

UNE CONSTANCE REMARQUABLE DANS LES MOTIFS

Les principaux motifs de son oeuvre à venir y sont : maisons dans des paysages vides, gares, homme seul dans une rue nocturne, fille dans sa chambre, nue devant la fenêtre ouverte. Sa manière y est aussi. La géométrie des façades, des trottoirs, des toits ou des poteaux électriques structure la composition par verticales et horizontales. Morceaux de nature, meubles et corps s'y trouvent pris, sans la moindre possibilité d'évasion.

Sur ce point, la constance d'Hopper est flagrante des années 1920 à sa mort : d'Hotel Room, en 1931, à New York Office, en 1962, le système ne faiblit pas. Chose plus remarquable encore : il s'applique aux vues d'extérieur aussi fermement qu'aux espaces clos. Les cimes des arbres tracent une droite, les herbes sont uniformément rases et l'électricité projette des triangles blancs sur le sol le long de la station-service. Tout cela est logique, aussi logique que du Mondrian : puisque le monde nouveau est dirigé par les sciences exactes et leurs chiffres, la peinture de ce monde est commandée par des angles, des parallèles et des proportions. Hopper, à son insu, annonce la rigueur ultramoderne du minimalisme new-yorkais.

Les couleurs sont divisées par des lignes continues et posées d'un geste régulier et neutre. Elles s'opposent durement ou s'accordent dans des harmonies claires - d'une clarté de scialytique, de néon ou de soleil trop intense. Les visages y sont creusés d'ombres qui les défigurent, et la stripteaseuse de Girlie Show, dans le cercle du projecteur, a moins l'air d'un être de chair que d'une création de plastique pop. Elle est un objet de consommation destiné à une certaine fonction, ouvrière de l'érotisme. Tous les personnages, hommes et femmes, secrétaires et jardiniers, prostituées et retraités, sont semblablement réduits à une définition professionnelle, l'ordre social étant aussi strict que la géométrie des villes.

Jusque dans les années 1940, Hopper peint ce désenchantement du monde et cette réification des humains avec un certain détachement, une sorte de discrétion perverse. Aussi la plupart des spectateurs et des critiques s'y trompent-ils alors et aiment en lui le chroniqueur de leur quotidien, sans se rendre compte qu'il leur en renvoie un reflet au mieux inquiétant, au pire effrayant.

Sans doute pour dissiper enfin l'équivoque, il se risque dans ses dernières années vers des toiles de moins en moins descriptives, de plus en plus silencieuses. Excursion into Philosophy, Sun in an Empty Room, Second Story Sunlight sont les titres énigmatiques des chefs-d'oeuvre de sa période métaphysique, à partir de 1959 - du Beckett en peinture. Leur réputation est de loin inférieure à celle de Nighthawks, mais ils n'en sont pas moins le sommet de sa création.

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