jeudi 11 octobre 2012

Philippe Labro raconte Edward Hopper (Challenges.fr)

"J'ai toujours admiré les peintures d'Edward Hopper. Il nous montre la face cachée de l'Amérique, l'envers du décor, l'envers du rêve américain." 



Par Philippe Labro, Challenges.fr, le 11/10/2012

J'ai découvert Edward Hopper au milieu des années 1950, quand j'étais étudiant en Virginie. J'étais tombé par hasard sur une reproduction d'un de ses tableaux. Ce devait être Nighthawks (Les Rôdeurs de la nuit), sa toile la plus connue. Ca m'a frappé, puis je n'y ai plus pensé.

J'avais 18 ans, j'étais malléable, je me contentais d'accumuler les informations comme elles venaient, sans en faire le tri.

Avec la maturité, je me suis rendu compte de la lucidité de Hopper, de sa profondeur et de sa sensibilité. Il règne une grande mélancolie dans ses toiles. Il peint une Amérique révolue. Celle des bus Greyhound, celle des objets de forme arrondie dessinés par le designer Raymond Loewy, celle des de meures patriciennes d'inspiration néogothiques avec des tours à créneaux et des fenêtres en ogive, celle des buildings en style Art déco. L'architecture de Frank Lloyd Wright avant l'apparition des gratte-ciel en verre. Surtout, il révèle le vide américain, le dépouillement, l'inquiétude, la froideur, le côté impersonnel et déshumanisé des grandes entreprises.

Une face sombre de l'Amérique que j'ai peu abordée dans mes deux romans inspirés de mon expérience américaine. J'ai plutôt décrit une Amérique insouciante et candide, celle de Norman Rockwell, les enfants blonds qui courent dans les jardins, les bouteilles de lait sur le paillasson, le barbecue du week-end avec les voisins, l'Amérique positive qui dit "Good morning" avec un grand sourire. . . L'Amérique, c'est d'abord les grands espaces, a land of opportunity, la terre de liberté. C'est ce rêve américain qu'ont recherché des générations d'immigrés en débarquant sur Ellis Island. A New York comme dans d'autres grandes métropoles américaines, on est électrisé par l'énergie, le courant qui traverse les rues, les avenues. Mais l'espace urbain, carré, angulaire, rude, n'en reste pas moins oppressant, on a besoin de respirer.

Derrière le mythe américain, derrière les paysages de carte postale, derrière la course effrénée au bonheur, à la réussite sociale, il existe une face cachée, celle de l'ennui, l'angoisse du vide, le néant. Ces sensations, je les ai ressenties comme tout le monde. Quand vous arrivez gamin avec une valise, deux adresses et une lettre qui vous engage comme étudiant sur un campus, la vie n'est pas toujours un lit de roses, vous faites face à une réalité qui n'a rien à voir avec ce trompeur "rêve américain".

Je trouve les personnages de Hopper fascinants, justes. Ce peintre avait lu Freud et Jung, et disait que "tout art est une exploration du subconscient". Ses personnages, il les a pensés, analysés, décortiqués. On les sent passifs, dominés, on ne sait pas par quoi, mais on devine une sorte de fatalité, une chape de plomb qui pèse sur leurs épaules. Ils ne sourient jamais, semblent déminéralisés. Avec des expressions souvent mystérieuses, figées. Ils sont en attente de leur destin, ensemble mais lointains. C'est ce que le sociologue David Riesman appelait The Lonely Crowd.

La foule solitaire. Ce sentiment est prégnant dans un des derniers tableaux d'Hopper, People in the Sun. Il y a un soleil aveuglant, mais on imagine que c'est l'hiver, car les personnages sont chaudement vêtus. On voit, allongés sur des transats, des hommes et femmes d'âge mûr tournés vers la même direction, qui n'échangent pas un regard, pas un mot. Hopper, c'est le peintre de l'incommunicabilité. "Je crois que l'humain m'est étranger", disait-il. Il est vrai qu'à la notable exception de son autoportrait il ne peint jamais de gros plans.

Ses personnages sont des silhouettes. Les visages sont comme des masques, des statues. Hopper, qui a vécu toute sa vie au côté de sa femme Josephine et des décennies dans le même atelier de New York, était un introverti, presque un puritain. Il s'intéressait à la psychologie, mais n'a jamais voulu mener un travail d'introspection sur sa peinture. "Tout ce que je veux, c'est peindre la lumière, sur l'angle d'un mur, sur un toit", disait-il.

En même temps, ses oeuvres dégagent une forte charge érotique. Un désir latent, contenu, une interrogation. Dans le tableau Morning Sun, une femme entre deux âges, assise sur son lit en déshabillé, fixe l'horizon à travers la fenêtre dans une lumière aveuglante. Elle n'est plus sexy, mais elle a encore du charme. Surtout, que regarde-t-elle? A quoi pense-t-elle? Pourquoi est-elle seule sur ce lit? Dans New York Office, ils sont deux, mais semblent étrangers l'un à l'autre. Un cadre, un salary man, assis à son bureau et derrière lui une assistante, une office lady, debout, qui recherche un dossier dans un tiroir. Ni l'une ni l'autre n'ont l'air épanoui. La femme, aux formes généreuses, est tournée vers l'homme. Elle est là comme une offrande, mais il ne semble pas la voir. Malgré cette difficulté relationnelle, on pressent l'amorce d'un désir, peut-être même le début d'une relation, qui, probablement, ne sera pas satisfaisante.

Dans Summer Evening, il y a davantage d'espoir. Un jeune couple discute dans la pénombre, accoudé à une balustrade. On sent la moiteur, la torpeur de l'été. La tille est fraîchement vêtue. Lui, porte un tee-shirt moulant qui fait jaillir ses muscles. Il ressemble à Marlon Brando dans Un tramway nommé Désir. Il y a du sexe dans l'air. Mais, pour une fois, il pourrait être heureux.

Le lien avec le cinéma transparaît dans l'oeuvre de Hopper. Le cinéma l'a influencé, et lui-même a influencé le cinéma. Le tableau House by the Railroad, une grande maison mansardée et inquiétante, attenante à une voie ferrée, a servi de modèle à Hitchcock pour Psychose.

Ce n'est pas tout: George Roy Hill, l'auteur de L'Arnaque, Wim Wenders dans presque tous ses films, Jim Jarmusch, David Lynch et même Antonioni se sont inspirés du monde de Hopper. Les décors de la trilogie du Parrain de Coppola, les rouges, les obscurs, le vert foncé des lampes dans les bars, l'acajou, tout ça, c'est du Hopper. D'ailleurs le peintre ne s'en cachait pas. C'était un grand cinéphile. "Quand je n'ai pas envie de peindre, je vais au cinéma pendant une semaine ou plus", disait-il. La gravure Night Shadows, où l'on voit, de haut, un homme minuscule marcher dans une jungle urbaine déserte, fait penser aux films de Howard Hawks ou de Raoul Walsh. C'est du roman noir, du polar, du film noir.

Hopper était un fan de littérature policière. Son livre préféré: La Moisson rouge, de Dashiell Hammett. Je suis fasciné par Night Windows qui montre, de l'extérieur, une vue d'appartement. On retrouve, là encore, Hitchcock. Le peintre nous installe en position de voyeur, comme dans Fenêtre sur cour. On voit la moquette verte, un bout de radiateur, un bout de lit, la croupe d'une femme qui se penche sur quelque chose et le rideau blanc qu'emporte le souffle du vent. Ce tableau peut s'apparenter à une "photo", un instant d'intimité volé. Des moments brefs que Hopper a sans doute entrevus à New York, quand il prenait le métro aérien.

Et puis il y a Nighthawks. L'oeuvre la plus reproduite de Hopper: posters, cartes postales, fonds d'écran. . . Je l'ai vue à de nombreuses reprises à l'Art Institute of Chicago, et suis heureux que le public français ait l'occasion de la contempler au Grand Palais, car l'original est remarquable. On est face au tableau et on se croit dans un décor de cinéma, une rue reconstituée. En arrière-plan, il pourrait y avoir une grue, des projecteurs, une armada de techniciens. On ne serait pas plus surpris que ça si à un moment donné on entendait un metteur en scène crier "cut!". Comme dans La Rose pourpre du Caire de Woody Allen, on imagine les personnages "s'extraire" de la toile. C'est tout le génie de Hopper.

Il nous raconte une histoire et le spectateur se l'approprie. Face à Nighthawks, chacun se fait son film, se projette, bâtit son scénario, imagine les personnages, ce qu'ils faisaient avant de s'attabler au comptoir, ce qu'ils feront ensuite. Je verrais bien Humphrey Bogart avec un flingue dans la poche de son Burberry blanc, suivi d'une Lauren Bacall aux hanches ondoyantes.

Le "délire" le plus abouti dans ce genre, Philippe Besson l'a mené avec son livre, L'Arrière-saison. Dans un café du cap Cod, sur la côte Est, Besson donne vie aux quatre personnages de Nighthawks et imagine les destins croisés de Louise, Norman, son amant actuel, Stephen, son ex, et Ben le serveur, son confident. C'est bien fait, habile. Hopper disait que "le tableau n'a pas à raconter plus que cela". Il ajoutait : "J'espère qu'il ne racontera pas quelque anecdote, car aucune n'est intentionnelle." Est-ce l'humilité, la modestie du grand artiste?

En tout cas, les livres, documentaires ou expositions qui lui sont consacrés apportent un démenti cinglant à sa déclaration. Aucune "intention narrative", Hopper? Allons! En vérité, il avait un solide sens de l'humour. Pour preuve son dernier tableau, Two Comedians. Peint en 1966, un an avant sa mort, on y voit, après la représentation, un couple de comédiens de blanc vêtus se tenant par la main et saluant le public. Un chef-d'oeuvre d'autodérision. Dans l'univers de Hopper, c'est la première fois que deux personnes se tiennent par la main et expriment un sentiment. D'évidence, le couple, c'est lui, Edward, et sa femme, Josephine. Ils portent des masques, car la vie est une comédie. Les acteurs entrent et sortent, comme dans la phrase de Shakespeare. Et là, c'est game over. Salut, on s'en va, on a bien rigolé. "Bien rigolé"? Non, pas vraiment!

Philippe Labro

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