mercredi 10 octobre 2012

Quand les e-mails n'existaient pas, par Frédéric Beigbeder (L'Express)

A l'occasion de la rétrospective consacrée à Edward Hopper au Grand Palais, L'Express a demandé à six écrivains d'écrire une nouvelle à partir d'un des tableaux du peintre américain. Frédéric Beigbeder (Premier Bilan après l'apocalypse) a choisi New York Office (1962) pour rédiger une lettre fictive, signée par le maître lui-même, Quand les e-mails n'existaient pas.

Par Frédéric Beigbeder (L'Express), publié le 10/10/2012


New York Office (1962), Edward Hopper - Montgomery Museum of Art

Chère Madame, 

Vous ne me connaissez pas mais ne jetez pas tout de suite cette lettre à la poubelle, s'il vous plaît. Mon nom est Edward Hopper. Je suis peintre et je vous observe tous les soirs, quand vous triez le courrier au rez-de-chaussée, à l'angle de Madison et de la 53e Rue. Vous jaunissez à l'heure où les trottoirs s'allument. C'est à la fois ravissant et sinistre. Je m'installe sur le trottoir d'en face et j'essaie de me souvenir de chacun de vos gestes. Vos cheveux tiennent-ils naturellement ou utilisez-vous de la laque? Ils sont assortis à l'éclairage public. Je pense vous peindre en train de lire cette lettre. Songeuse et déterminée, comme ma mère dans sa mercerie, quand j'étais petit garçon. Votre robe noire à fines bretelles me remémore ses nuisettes. Il ne vous manque plus que les bigoudis! Je me pose beaucoup de questions sur vous: pourquoi votre téléphone ne sonne-t-il jamais? Etes-vous mariée, avez-vous des enfants, un amant? Allez-vous boire seule après le boulot, prenez-vous des somnifères pour dormir?

Je pense que vous serez une huile sur toile. Vous ressemblez déjà à un tableau, encadrée dans la baie vitrée, éclaboussée d'or. Vous êtes ma vitrine favorite du quartier. Un jour vous serez exposée au Met, le savez-vous? Vous allez me prendre pour un fou ou un mégalomane: ce sont deux qualités indispensables à mon travail. Je vous écris seulement pour vous demander de continuer à venir ouvrir des enveloppes à l'accueil pendant encore quelques jours, le temps que je termine votre portrait. Tâchez de rester immobile et triste. C'est votre mélancolie qui m'intéresse. J'espère que vous comprenez que mes intentions sont pacifiques. Je ne veux pas vous déranger, mais enregistrer votre mystère. Qui sont vos collègues de bureau? Pourquoi vous tournent-ils tous le dos? Avez-vous couché avec la dame qui vous donne parfois des ordres en levant le doigt.

Dans cinq décennies, un feuilleton télévisé parlera de notre mode de vie. Il s'intitulera Mad Men en référence à Madison Avenue mais aussi pour se moquer de nous, les malades de Manhattan. Les décorateurs et les stylistes de la série me plagieront sans vergogne. Mon oeuvre sera exposée au Grand Palais, à Paris. Quel étrange moment, n'est-ce pas? Vous lisez cette lettre tandis que je vous dessine, planqué dans le coffee shop d'en face. Cet instant semble suspendu comme le pont de Brooklyn. Dans quelques années, votre bureau deviendra un café Starbucks ou un fast-food McDonald's. Ah! Vous souriez. Tout cela vous paraît ridicule, vain, absurde? Pourtant c'est la vérité: je vais mourir dans cinq ans mais vous lirez éternellement cette lettre. Vous conviendrez que l'art est tout de même un drôle de truc.

Je vous prie d'agréer, Madame, l'expression de mon profond respect et de ma sincère gratitude.

Edward Hopper

P. S.: Portez-vous une gaine 18 heures de Playtex?

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