mardi 9 octobre 2012

Un solitaire qui n’a peint que sa femme (Le Parisien)

Par Y.J., Le Parisien, Publié le 09.10.2012

Dans beaucoup de tableaux d’Edward Hopper, on voit une femme. Toujours la même. La sienne. Jo, diminutif de Josephine, peintre elle aussi, refusait qu’il engage d’autres modèles. Elle-même peignait des chats. Ils en avaient un, à défaut d’enfant. Quand ils se rencontrent, il a déjà 42 ans, elle, 41. Il mesure 1,94 m, elle, 1,50 m.


Il est solitaire et taiseux, elle est une pipelette qui ne tient pas en place. Elle le protège et l’encourage, se plaint de sa réserve et de ses silences. Ils vont passer les quarante années suivantes dans la fusion et la discorde.

Josephine tient un journal intime : « Il regarde les collines toute la journée, moi la mer. Et quand nous nous croisons, ce sont toujours des disputes, des disputes, des disputes… » On dirait un tableau de Hopper. Il ne peint pas tant la solitude que des couples qui ont l’air épuisés de se parler. Mais le sien tient : sa femme joue tous les rôles sur la toile, nue sur un lit, assise, rêveuse. Dans son ultime tableau, en 1966, « Two Comedians », M. et Mm e Hopper, déguisés en vieux saltimbanques, saluent une dernière fois sur scène. Ils mourront à un an d’écart, peu après. Ils n’ont jamais déménagé, malgré le succès, fidèles à leur petit logement de Washington Square à Manhattan, avec son escalier interminable, et à leur maison secondaire de Cape Cod, au bord de l’Atlantique, cadre de tant de peintures.

Avant son mariage, Hopper semblait isolé. Entre 1906 et 1910, il séjourne plusieurs fois longuement à Paris pour se frotter à la peinture européenne. C’est l’époque du fauvisme, des débuts de Matisse et de Picasso. « Qui ai-je rencontré? Personne. J’avais l’habitude d’aller dans les cafés la nuit, pour m’asseoir et regarder. » On entend sa voix au débit très lent, monocorde mais prenant, dans « la Toile blanche d’Edward Hopper », remarquable film de Jean-Pierre Devillers, qui a eu accès aux rushs des très rares interviews du peintre, diffusé dimanche prochain sur Arte (16h10, et disponible en DVD). Dans ses yeux bleus étincelants, qui vous regardent de très loin, et dans sa parole rétive, comme s’il ne croyait pas à la discussion, on voit déjà ses tableaux.

Fils d’un propriétaire de magasins de tissus, à Nyack, à quarante kilomètres de New York, il avait suivi des études d’illustrateur, afin de s’assurer un gagne-pain. Qui durera beaucoup plus longtemps que prévu : pendant vingt ans, il ne vend pratiquement aucune toile et vit en fournissant des dessins à la commande aux gazettes.

A partir de la quarantaine, le succès vient. Mais il peint de moins en moins, et des sujets de plus en plus désertés. « Je voudrais peindre la lumière du soleil à l’état pur », disait-il. L’un de ses derniers chefs-d’œuvre représente une chambre totalement vide, comme après un déménagement, et la lumière qui vient du dehors en fin de journée : il n’y a rien, il y a tout.

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